Civilisation du numérique : Promesses et défis pour l’immobilier de demain

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Civilisation du numérique : Promesses et défis pour l’immobilier de demain

« Nous sommes aujourd’hui les nœuds et les liens de réseaux constitutifs d’un nouvel écosystème numérique, que nous transformons et qui nous transforme… ». Une nouvelle civilisation émerge, transformant tout : la maison, la ville, l’entreprise, le commerce, les relations individuelles et intergénérationnelles, etc. Y perdrons-nous nos valeurs ou saurons-nous en créer de nouvelles ?

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde que l’on pourrait caractériser, de manière simpliste, par trois mots : la diversité, la complexité et l’accélération exponentielle. Pour nous confronter à ce monde, nous disposons, toujours en simplifiant, de deux ressources contradictoires : l’information (qui est pléthorique mais qui n’est pas toujours pertinente) et le temps (qui est rare). Ces deux éléments contradictoires nous conduisent souvent au burnout, c’est-à-dire à l’incapacité de gérer à la fois le temps et l’information.

Dans la civilisation du numérique, nous disposons néanmoins d’outils nouveaux et de méthodes nouvelles, qui permettent de mieux gérer l’information et le temps, c’est-à-dire de mieux gérer la diversité, la complexité et l’accélération. Ces outils sont essentiels au quotidien, mais aussi pour les métiers de l’immobilier de commerce, d’hôtellerie, de santé, de loisir, etc. L’immobilier dans son ensemble est ainsi en train de bénéficier de la révolution du numérique.

Un véritable écosystème numérique

Michel Serres a souligné que nous ne vivions pas simplement une crise économique mais un changement de monde. Alors qu’Internet est déjà derrière nous, ce changement de monde est lié à l’évolution de notre écosystème numérique. Nous sommes aujourd’hui les nœuds et les liens de réseaux constitutifs d’un nouvel écosystème numérique, que nous transformons et qui nous transforme en retour.

Ce nouvel écosystème numérique est générateur de cinq disruptions fondamentales :

  • Internet n’est plus simplement un réseau de communication, mais s’inscrit à l’intérieur d’un écosystème numérique.
  • Une relation s’instaure entre le numérique et l’énergétique, EnerNet étant appelé à créer une véritable démocratie énergétique en permettant un partage du surplus généré par les bâtiments à énergie positive.
  • On observe un mariage du numérique et du matériel, avec la possibilité de produire des objets physiques à partir de bits d’information à travers ce que l’on appelle de façon inappropriée les « imprimantes 3D » et que j’appelle pour ma part les « micro-usines personnalisées » (MUPs).
  • On observe également un mariage du numérique et du biologique, avec l’émergence d’une « e-santé », recouvrant des révolutions considérables dans l’industrie pharmaceutique, l’industrie agro-alimentaire et l’immobilier (y compris pour le suivi à domicile des personnes).
  • Enfin, nous entrons de plus en plus en symbiose avec notre écosystème numérique, à mesure que nos objets et notre propre corps se transforment en émetteurs/récepteurs.

Smartphones. Cette révolution est fortement liée au développement des smartphones – chacun étant un ordinateur 100 000 fois plus puissant que ceux ayant envoyé des hommes sur la lune dans le cadre des missions Apollo. Avec plus de 2,4 millions d’applications téléchargeables, nos smartphones, qui permettent la géolocalisation et l’orientation, deviennent des télécommandes universelles. Nous sommes ainsi capables de « cliquer » dans notre environnement qui, lui-même, se dote de capacités sensorielles (avec les puces RFID, les QR codes, etc.).

C’est précisément cet environnement « cliquable » qui change les amphithéâtres, les magasins, l’immobilier… Des actions virtuelles peuvent ainsi se traduire par des fonctions réelles. La réalité virtuelle nous permet aussi de voir au-delà de nos yeux et de nos cerveaux. Dans l’immobilier, après avoir téléchargé une application, il est ainsi possible de regarder les balcons du premier étage d’un bel immeuble et d’en obtenir les prix au m2.

MUPs. Les « micro-usines personnalisées » connaissent un développement exponentiel, à mesure que leur coût diminue, que leur vitesse d’exécution augmente et que leur palette de matériaux traités s’élargit (plastique, verre, métaux, béton, etc.). Dans l’immobilier, dix maisons ont pu ainsi être fabriquées en 24 heures en Chine, avec des imprimantes géantes. Aux Etats-Unis, en Hollande, en Russie et en France, des bras robotiques sont utilisés pour projeter des matériaux de construction. Des « Wikihouse » sont également produites collectivement, à partir de méthodes disponibles sur Internet, suivant la logique du Do it Yourself.

Drones. Ils constituent, eux aussi, une évolution technologique majeure. Dans l’immobilier, ceux-ci pourront permettre de visualiser des complexes en construction, de commercialiser de l’immobilier grâce à des images aériennes, etc. Des drones-guides ont déjà été développés par le MIT, qui pourraient être utilisés dans les lieux d’exposition ou de commerce. Au cours de l’été 2016, un festival des drones sera organisé à la Cité des sciences et de l’industrie, pour mettre en évidence toutes leurs applications possibles dans l’agriculture, la sécurité, le militaire, etc.

Une nouvelle société collaborative

Le numérique révolutionne également la culture. Nous sommes ainsi face à une véritable révolution culturelle, qui repose sur une forme de coéducation. La génération montante, baptisée « Millennials » aux Etats-Unis, est en train d’apporter une nouvelle culture du numérique dans les entreprises.

Par la coéducation intergénérationnelle, ils forment les séniors à utiliser les outils numériques de manière transversale et non en silos. En retour, les séniors peuvent les aider à contextualiser leur boulimie d’informations. Dans cette nouvelle culture du numérique, les hommes et les femmes sont augmentés, à travers les outils puissants que sont les smartphones, les écrans tactiles, les lunettes à réalité augmentée, etc.

On assiste ainsi à la naissance d’une génération d’extra-terrestres, celle de nos enfants et petits-enfants. Je les appelle les MHBG pour « mutants hybrides bio-numériques géo-localisés ». Ils vivent dans un monde rapide et surfent la vie beaucoup plus rapidement que nous. Ils peuvent donc nous apprendre beaucoup sur la manière de gérer la complexité.

Ils sont surnommés les « IKWIWAIWIN », ce qui signifie: I know what I want and I want it now. Ils sont toujours pressés et détestent la hiérarchie. L’éducation et la politique sont trop lentes pour eux. Ils disposent des outils de l’évolution exponentielle et des réseaux de l’écosystème numérique. De ce fait, ils peuvent travailler beaucoup plus vite et créent la société collaborative.

Cette société, que l’on a aussi beaucoup appelée la société du partage et qui met davantage en relation l’offre et la demande, génère un changement complet dans le recrutement, l’engagement et la capacité des gens à travailler ensemble. Se développe ainsi une société de la co-création et de la personnalisation. En parallèle, nous sommes entrainés dans un basculement de la société de l’information vers une société de la recommandation. Les nouvelles générations ne cessent de recommander, avec des notes et des « Like » associées à tous les contenus.

Cette nouvelle société du partage pose néanmoins le problème de la protection sociale. Dès lors qu’il est possible de partager du travail, d’acquérir des compétences sur Internet par la coéducation et de conditionner son emploi à la demande, s’installe une forme d’intermittence permanente, qui pose d’importants problèmes du point de vue de la sécurité sociale, des retraites, du chômage, des cotisations, etc. A cet égard, le revenu minimum vital, dont parle déjà la Finlande, pourrait constituer une piste à explorer. En France, des études sont menées sur le sujet.

De la maison à la ville intelligente

Le numérique a aussi une influence sur l’architecture interne des lieux physiques. Grâce à l’articulation entre l’immobilier et la santé, de plus en plus de séniors vont pouvoir être suivis à distance et chez eux par des procédés numériques. Ceci va impliquer des évolutions au niveau des cliniques et des hôpitaux.

Dans les surfaces commerciales, le magasin intelligent est déjà là. Avec un smartphone, il est déjà possible de cliquer sur des objets qui vous parlent, voire vous montrent des vidéos. Des écrans tactiles vous permettent de choisir un article qui vous attend ensuite à la sortie. Vous payez avec un moyen de paiement dématérialisé.

Les banques sont également en train d’évoluer considérablement. Le nombre d’agences bancaires tend à diminuer, du fait de l’utilisation croissante d’Internet pour les transactions bancaires. L’immobilier bancaire se réorganise également pour proposer des lieux plus conviviaux et connectés.

Les villes intelligentes, les routes intelligentes, les voitures connectées et la « transmobilité » sont appelées à changer la donne. La maison intelligente s’adapte déjà aux êtres vivants qui l’habitent. Elle est capable de régler la lumière et la climatisation en fonction des mouvements des personnes. Les bureaux intelligents utilisent la gestion technique centralisée du bâtiment (GTCB), pour régler la température et l’éclairage en fonction des réunions, afin d’économiser l’énergie.

De la marge à la rente. Avec le numérique, ce que l’on nommait la domotique a vocation à prendre une nouvelle dimension. En pratique, tout fonctionne de plus en plus en utilisant la norme TCP/IP et les systèmes sans fil tels le Wi-Fi ou le Bluetooth. Tout devient donc interopérable, avec des interactions possibles entre hommes et machines et entre machines. Tous les grands du numérique investissent aujourd’hui dans ce domaine. Apple est ainsi en train de transformer son Apple Tv en hub permettant de contrôler une maison avec un smartphone. On assiste ainsi à la fin de la domotique et à l’avènement de la home automation au travers de l’interopérabilité.

Les grands du numérique et même de l’industrie automobile sont appelés à vendre des maisons. Ils ont déjà commencé à le faire, avec un modèle de rente permanente plutôt que de marge sur la vente. Google fait ainsi fabriquer des maisons à faibles coûts par des sous-traitants de très haute qualité, dans lesquelles le home cloud permet ensuite aux occupants de bénéficier de services (suivi des personnes âgées, MOOCs, sécurisation de la maison, etc.), moyennant le paiement d’une forme de licence.

Toshiba et Honda font de même, en équipant leurs maisons de panneaux solaires pour alimenter les voitures électriques qu’eux-mêmes commercialisent. De cette manière, les nouveaux métiers du numérique ne visent pas le gain de marges dans des points de vente, mais le suivi de personnes durant toute leur vie, avec des logiques de licence, d’abonnement ou d’assurance.

Le bouleversement de l’immobilier de demain

Pour l’immobilier, une des clés pourrait être les bâtiments à énergie positive. Avec une combinaison de ressources énergétiques intermittentes ou continues (panneaux solaires photovoltaïques ou thermiques, digesteur à déchets, centrale hydroélectrique, éoliennes, etc.), une maison peut d’ores et déjà revendre de l’électricité au réseau ou la redistribuer sur une smart grid.

Les immeubles de bureaux s’y mettent également. Depuis 2011, des green offices ont ainsi été développés par Bouygues Immobilier à Meudon, Rueil-Malmaison, Châtenay-Malabry, Bordeaux, etc. Ces bâtiments consomment 70 kWh par m2 et par an, alors qu’ils produisent 78 kWh par m2 et par an. L’énergie supplémentaire ainsi produite peut ensuite être cédée sur le réseau.

Démocratie énergétique. Partout dans le monde, une vision nouvelle du mix énergétique se développe, autour de trois notions : économie, efficacité et énergie renouvelable (l’énergie résultant d’une combinaison de ressources énergétiques intermittentes ou continues). Pour que ce mix énergétique puisse produire les résultats escomptés, il nécessite toutefois d’être connecté à une grille intelligente (smart grid). Le réseau de transport d’électricité classique, avec un fonctionnement pyramidal depuis les centrales de production jusqu’aux compteurs individuels, demeure pour cela trop passif.

La smart grid, grâce à des puces électroniques et aux courants porteurs en ligne (CPL), s’adapte à l’offre, à la demande, aux cycles jour/nuit et aux saisons, comme le ferait un système biologique. La France est en avance dans ce domaine. Cette smart grid, que j’appelle EnerNet, va complètement modifier la vision que nous avons des villes intelligentes et du partage de l’énergie, pour apporter cette démocratie énergétique dont nous manquons tellement en France (face aux lobbys des énergies fissiles et fossiles).

« Transmobilité ». Enfin, le numérique, c’est aussi la transmobilité. Ni le Velib’ ni la Bluecar ne sauraient être imaginés sans le smartphone, pour réserver les aires de stationnement, facturer les déplacements, etc. Le numérique et la transmobilité se rejoignent ainsi en un mariage symbiotique. Uber n’est rien d’autre qu’un logiciel permettant de réunir l’offre et la demande, avec un système de géolocalisation, ainsi qu’un système de notation des clients et des chauffeurs.

Les villes intelligentes et la voiture connectée vont bouleverser l’immobilier de demain. La voiture connectée nécessitera des villes et des routes intelligentes, capables de communiquer numériquement aux voitures des éléments d’information et de guidage. On utilise trop souvent le terme « intelligent » pour qualifier des objets. L’intelligence humaine ne saurait être cantonnée dans des véhicules ou dans des téléphones. Ce que l’on qualifie d’intelligent est en réalité proactif, interactif et en temps réel. Quoi qu’il en soit, la façon d’aller d’un endroit à un autre est appelée à évoluer.

E-commerce. Les grandes surfaces commerciales se transforment également de plus en plus en écosystèmes, avec de multiples canaux de distribution (drive in, livraisons à domicile ou par drones, etc.). Le commerce et le e-commerce sont ainsi bouleversés par le numérique et la ville intelligente.

L’entreprise transformée en réseau

Il faut insister sur la nécessité, pour les entreprises, de s’adapter à ces évolutions en développant une stratégie digitale ou numérique. Les organigrammes abritent de plus en plus des Chief Digital Officers (CDO), en charge de révolutionner la stratégie globale des entreprises, depuis la formation jusqu’au management des collaborateurs, dans une logique à la fois horizontale et verticale.

Indépendants coopératifs… Dans l’écosystème numérique, il est possible de passer des rapports de force traditionnels (discontinus et parfois dangereux car impliquant une volonté des uns et des autres de prendre le dessus) à des rapports de flux (reposant sur des échanges d’informations ou d’énergie, ainsi que sur des échanges financiers). Ces rapports de flux sont fondés sur le partage de l’information, ce qui change la structure de l’entreprise. De pyramidale et hiérarchique, l’entreprise se transforme ainsi en réseau.

Michel Hervé (fondateur du groupe Hervé) a souligné récemment qu’au sein des entreprises, les individus allaient devenir des indépendants coopératifs. La hiérarchie liée au contrat de travail, permettant de contrôler la gestion des tâches dans le temps imparti, est ainsi appelée à évoluer. Avec le numérique et la communication latérale, la notion de coopérative d’indépendants est amenée à se développer. Aux Etats-Unis, 44 % du travail n’est déjà plus du travail salarié mais du travail d’indépendants. Les entreprises passent ainsi d’une logique pyramidale à une logique transversale, où les collaborateurs s’écoutent.

…Management par catalyse… Le manager nouveau semble ainsi devoir combiner cinq caractéristiques : le charisme, la vision, les valeurs, l’écoute et la confiance. Nous sommes ici assez loin du responsable hiérarchique en charge de contrôler l’exécution des taches avec un pouvoir de sanction ou de récompense. C’est bien une nouvelle forme de management qui est portée par le numérique. Pour gérer les organisations fluides, il devient nécessaire de gérer le pouvoir transversal, l’intelligence connective, l’intelligence collaborative et l’intelligence collective.

Le management par catalyse, que j’ai défini il y a 30 ans, est dorénavant enseigné par la Harvard Business School et l’INSEAD. Plutôt que de donner des directives verticales, ce management consiste à créer les conditions matérielles, humaines et techniques pour que les individus résolvent, à l’endroit où ils se trouvent, les problèmes auxquels ils sont confrontés. Cette nouvelle forme de management apparait essentielle dans l’écosystème numérique. Elle suppose de dispenser de la formation dans l’entreprise au travers des MOOCs, d’importer dans l’entreprise les outils du Net, d’utiliser la culture numérique des Millennials et de promouvoir l’innovation.

…Et systèmes innovants. Dans l’immobilier comme dans tous les secteurs, l’innovation demeure la clé de la croissance et de la création d’emploi. Cependant, à titre personnel, je ne crois pas à l’innovation. Je crois davantage aux systèmes innovants. L’innovation traditionnelle est un processus linéaire, de la découverte à la commercialisation ou la mise en service. Elle oublie le processus dynamique et systémique qui conduit à l’émergence des systèmes innovants. Il s’agit ainsi de créer une catalyse, pour faire en sorte que des ressources convergent, que des tendances émergent et que leur mise en application puisse s’effectuer au sein de l’entreprise ou de la société. Internet et le GPS ne sont pas des innovations, mais des systèmes innovants, reposant sur une multitude de protocoles, d’outils et de ressources.

Des valeurs pour construire le monde de demain

Des plateformes internationales ont déjà compris que les systèmes innovants constituaient la clé du futur. Des monopoles numériques sont ainsi en train de se créer, que l’on appelle les GAFAMA (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et Alibaba) ou les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber). Ces « entreprises-Etats », à la capitalisation boursière considérable, utilisent la désintermédiation pour mettre en relation le consommateur et l’offre. Elles nous esclavagisent en nous transformant en « pronétaires », c’est-à-dire en agents créant pour eux de la valeur sur Internet, en contrepartie d’une réponse à nos besoins.

Pour lutter contre ces monopoles, nous avons besoin de valeurs. Bien sûr, il est possible de pratiquer le « cyber-boycott ». Il nous faut cependant aussi pouvoir opposer des valeurs de partage, de fraternité, d’empathie, de respect des autres et de la diversité, etc. Pour eux, ces valeurs existent souvent moins que les bits et les pixels que nous représentons. Il nous appartient donc, avec l’éthique et l’entreprenariat, de construire le monde de demain.

Quatre orientations apparaissent dès lors fondamentales : comprendre la complexité, vouloir le monde qui vient (pour ne pas le subir), l’aimer (en aimant aussi les gens qui le font avec nous et partagent nos valeurs) et le construire ensemble. La création collective est ainsi la plus belle chose que nous puissions faire.


Article paru dans « reflexions immobilières » #75 1T2016 de l’IEIF

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